Lisa Nelson

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Pour donner le contexte, Lisa Nelson a demandé à plusieurs personnes d’écrire sur les Calls, d’en le but de faire une édition qui rendrait visible une polyphonie de points de vues et de pratiques, voilà ma contribution.

Tuning score, une tentative de description.

1/ «Et maintenant? qu’est-ce que tu vois?» .

Les yeux se tissent, tentent de savoir, naviguent entre perceptions et imaginations. Mystères impossibles à sonder, on ne saura jamais ce que l’autre voit, mais la quête de ce voir éveille de telles perceptives qu’il est impossible de renoncer à ce jeu: «Dis-moi ce que tu vois et alors peut-être tes yeux transformerons mon paysage».

Tuning pourrait se traduire par accordage, je m’accorde avec les autres et je désaccorde mes habitudes. Accordage, en français a pour racine le mot coeur… étrange résonance avec la pratique de Lisa Nelson.

C'est comme si j'avais la capacité de me déplacer dans le regard des autres, de tenter de voir à travers leur paysage, ou de m'en approcher .... jusqu’à me sentir presque étrangère. Je regarde mais je ne reconnais rien, mes yeux sont nouveaux. ... C'est comme si je pouvais voir double ou triple ou multiple, comme si je pouvais démultiplier ma vision en l’hybridant avec celles des autres, comme si je pouvais toucher concrètement l’altérité, une altérité qui glisserait sur la peau, filerait entre les doigts dont je ne pourrai jamais me saisir.
.... «être altérée par la vision d'un ou des autres», tout le jeu est d'arriver à l'incorporer, à la respirer, à en sentir de la joie, à être touchée par elle sans comprendre et continuer de chercher à voir.

Sustain

Sustain: De l’extérieur, j’appelle Sustain, car j’ai envie d’augmenter la fenêtre de temps d’une action, j’ai entrevu quelque chose et je souhaite le voir perdurer. Je sais qu’il y aura un glissement, une altération de ce que j’ai vu, et je suis curieuse de voir comment ce temps va se dilater. De l’intérieur Sustain appelle une presque suspension, c’est pour dire je veux sentir ce moment là, encore un petit peu, c’est une sorte de gourmandise

2/ Chercher à voir pourrait être une des définitions de ce que je pratique dans le Tuning score.

Pas de certitudes, pas d’images fixes, c’est un voir en mouvement que je cherche, un voir qui s’actualise en continue, où je tente de toucher ce qui est en train de se composer et de se décomposer autour de moi et dans moi. Cette action de voir est (à jamais) non-finie, en mouvement. Je tente constamment de la compléter par la place que je laisse au regard de l’autre, par la place toujours présente de ce que je ne sais pas, de ce que je ne vois pas. Ces coexistences d’absences et de présences rendent la tentative de voir si aiguisée. Elles fabriquent parfois une image furtive qui contient dans une seule poignée de secondes tout ce qui a lieu, avec tout ce qui aurait pu avoir lieu, et tout ce qui n’a pas eu lieu, et tout ce que je n’ai pas vu.

Report

Report: Report est un perturbateur, une bulle, une brèche. À chaque fois que je l’entends il y a une sorte de Cut dans mon cerveau, je suis parachutée dans une autre réalité, je cherche les mots, et la plupart du temps, je perds l’action de que j’étais en train de faire, je bafouille, mes molécules tourbillonnent jusqu’à ce que j’entende «End report». De l’extérieur, Report fabrique une rupture dans les qualités de présence, de temporalité et dans la narration, c’est comme regarder un film de la nouvelle vague.

À ce moment précis, là,  j'aimerai dire quelque chose sur la physicalité du voir,  parce que c'est vrai, c'est physique, c'est organique, c'est très précis et c'est même un véritable training dans le travail de Lisa Nelson. Je me souviens d'une discussion lors d'un groupe de travail à Bruxelles. En principe nous nous réunissions pour pratiquer les scores, un protocole avait été mis en place pour décider du score et après on le jouait. Et puis cette évidence est apparue; le Tuning c'est aussi une pratique de perceptions, un training, une préparation physique afin de mettre en action nos perceptions, visuelles, tactiles, kinesthésiques pour pouvoir performer les scores; et cette préparation est aussi importante que la partition en elle-même, elle permet d’accéder à un voir qui engage tout le corps.

Pause

Fermer mes yeux, sentir que ma peau voit, que mes yeux touchent, effleurent l’espace, partout à 360 degrés.

Pause: De l’intérieur Pause éclaircit l’espace, permet aux informations de se déposer, en silence. Je peux, alors, avoir une vision presque globale de ce qui se passe dans un temps très serré. Comme observatrice je guette le moment où le mouvement revient. Chaque joueur a son propre timing de redémarrage, ça s’égraine plus ou moins, on ne peut jamais savoir, c’est très mystérieux. Tout est chargé du silence d’avant et dans ces quelques secondes de transitions vient quelque fois se loger un peu de merveilleux. C’est ça que je guette toujours dans le Pause, une apparition du merveilleux.

3/ Image –

Reverse 

Reverse – Je reviens en arrière, deux types de mémoires viennent s’entrechoquer : une mémoire rapide, celle des images mentales comme quand je rembobine un film et celle, beaucoup plus lente, de la peau, des appuis du mouvement. Sans cette mémoire tactile et kinesthésique, je ne peux pas rien faire – c’est comme si je disparaissais ou que mon corps devenait aveugle. Et dans cette différence de temporalité, des trous, des diffractions, des discontinuités de sensations viennent se loger; je ne vais jamais très loin, parfois je triche un petit peu, j’invente une sensation ou une image mentale jusqu’à rendre le mouvement totalement vide. De l’extérieur je regarde les décalages et les micro-variations, la précaution générée dans les corps et les états de présences.

L’image est enveloppante, elle est tout autour, elle me baigne ou je baigne dans l’image. La sensation est tactile, en opposition à une image qui serait uniquement visuelle, que je projetterais devant moi. C’est très organique. On pourrait s’imaginer que les images sont des plantes qui vivent, grandissent, fleurissent et se fanent. Elles contiennent du temps, une mesure du temps.

Elles se transforment aussi, si je prends la métaphore des logiciels d’image, l’image est constituée d’une superposition de calques. Dans le tuning, ces calques ont la potentialité de se réactualiser sans cesse, ensemble ils créent un terrain de jeu en 3D. En continuant cette métaphore, je pourrais imaginer que chaque calque serait la vision d’un.e joueur.ses, et parfois certains calques peuvent se comprendre, se rencontrer, se reconnaitre, s’identifier, s’accorder, devenir hybrides, des synchronismes apparaissent ou des cristallisations et puis, tout disparait, se redistribue dans la seconde qui suit. C’est très vivant comme processus.

Reverse 

… oui voilà … je pourrai même dire le Tuning Score c’est une stratégie pour cultiver du vivant parce que ça joue avec nos perceptives, nos projections et nos désirs et ça vient les perturber avec du présent, avec des sensations, avec de l’ici et maintenant, avec la présence des autres etc…

Quand je dis vivant, je ne parle pas seulement d’être vivant comme individu, mais aussi d’un vivant qui émerge sans nous, qui apparait dans la composition. Et je pense que, des fois, l’emploi des Calls, ça permet ça, de nous actualiser, de communiquer, de faire coexister nos visions/sensations et de provoquer du vivant.

Replace

Replace: Je le lance presque toujours de l’extérieur, comme observatrice. Replace provoque une vague, des gens entrent, d’autres sortent, il y a un temps assez bref un peu chaotique, puis l’image s’éclaircit. Replace a un effet abracadabra, l’image d’avant est transfigurée et on ne peut jamais prévoir, c’est de l’ordre de la magie.

Avant de lancer Replace, parfois je pense à Multiply. Mais je le choisis quand j’ai besoin d’un volume, d’ un amplificateur au sens sonore du terme. Il ne provoque pas vraiment d’effet de vague, les gens entrent, ça crée une dynamique. Avec Multiply on passe un peu en mode «superproduction».

4/ L’espace du nous

Étrangement, s’il y a un endroit dans le Tuning score où l’on ne s’accorde pas, ce sont les imaginaires et les représentations. La pratique aiguise la singularité de chacun·e, provoque des moments d’idiosyncrasie. L’observation de ce qui se compose offre la possibilité d’émerveillements parce que justement on ne sait pas ce qui va arriver ou apparaitre. Le jeu d’accordage se trouve exactement à cet endroit là. Le sens d’«accorder» dans le Tuning, je le prends musicalement, à la manière d’instruments de musique, en s’écoutant, en prenant en considération l’espace, les résonances et les spécificités. Je ne l’envisage pas dans le sens de se mettre d’accord ou de construire un plan. Il n’y a pas de plans, il y a une multitude d’expériences, de singularités, des scores, et des Calls dans un espace et dans un temps donné. Et puis, aussi, toute cette curiosité envers l’autre, et là j’avance à tâtons.

Quand je lance un Call, j'ai souvent l’impression d'utiliser de la nitroglycérine, tellement je sais que cela peut transformer tout l'espace. Souvent j'attends un peu. J'adore voir tous les Calls qui défilent dans ma tête et que je ne dis pas, et aussi les moments où je vais le dire et quelqu'un d'autre le dit, ça crée de la densité, ou alors, la personne dit une chose que je n'avais absolument pas imaginé et toute ma perception est chamboulée.

Resituate

Resituate : Le public change de place et le point de vue avec lui, tout peut recommencer.

Repeat

Repeat : De l’intérieur comme de l’extérieur, Repeat crée une mécanique, un rouage fait de faux départs, de reprises non-synchrones, d’infinis décalages et variations. Je lance Repeat quand je veux jouer avec les durées, pour goûter tous ces fragments de temps découpés par le hasard, voir le chaos, savourer les alignements furtifs et les synchronicités soudaines.

Juin 2020

à suivre …

Here is the English version done by Anne-Gaelle Thiriot

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