Swimming in Gravity.

Isabelle Meurens ouvre la conférence de Steve Paxton en faisant référence à Emmanuel Levinas, philosophe du visage, précise-t-elle.

Je souris. Et si la gravité était la seule chose finalement qui nous traverse tous, que l’on partage tous de manière égale, l’ultime point commun qui nous reste quand tout a été dépecé, cultures, croyances, certitudes, esthétiques, ex cætera.

La perception de la gravité serait alors ce lieu à partir duquel nous pourrions recommencer à nous déployer, à aller l’un vers l’autre, à avancer pas à pas vers ce qui nous est inconnu.

J’imagine deux personnes, elles se font face, elles se parlent, s’écoutent, et ce faisant elles gardent une attention aigue aux micromouvements que leur corps établit en lien avec la gravité. Je me demande dans quelles mesures cette activité pourrait affecter le contenu et la forme de leur dialogue.

Dialogue, c’est le mot qui me traverse toute cette semaine, il se déploie dans mon corps, véritable polyphonie de visions du travail de Steve Paxton. Je passe d’une classe à l’autre, de celle de Otto Ramstad, à Scott Smith, puis Charlie Morrissey, pour rejoindre celle de Patricia Kuypers, et enfin celle de Ray Chung, pour ensuite refaire un tour dans un autre sens et dans le désordre, Ray Chung, Patricia Kuypers, Scott Smith, Charlie Morrissey, Otto Ramstad, sensation que les choses se répondent profondément et à la fois qu’elles opèrent de véritables brèches dans ma compréhension.

Mes cellules sont court-circuitées, je ne sais plus rouler, je réfléchis pour mettre un pied devant l’autre et simplement marcher, mes automatismes sont désorientés. Chaque micro-mouvement et mini seconde me demande une présence totale, jusqu’à ce que d’autres connections se fassent, enfin. Des mondes insoupçonnés, véritables champs d’investigations vierges, immenses étendues, s’ouvrent de nouveau à moi, encore et encore, comme une pirouette, un pied de nez à mes années de pratiques. Mon cœur s’ouvre devant tant de perceptives. Et Je souris.

Je rattache le nom de Steve Paxton depuis longtemps à l’improvisation, et au contact-improvisation, pourtant Material for the Spine me parait à première vue assez éloigné.

Croissants, ellipses, puzzles, les formes me semblent rigides, je ne sais pas comment mon corps va pouvoir survivre, j’ai parfois l’impression de devoir me glisser dans une carapace, d’être un bernard-l’hermitte qui devrait à la fois chercher et inventer sa coquille, et en même temps tenter d’habiter avec douceur cette forme qui n’existe pas encore.

Ces quadratures du cercle et injonctions paradoxales sont autant de forces qui me maintiennent dans un présent. Et si je me laisse faire, qu’est-ce que ça donne ? me suis-je demandé. J’entre peu à peu dans une pratique où le faire tend à s’estomper.

Et si je me laisse faire ? alors, l’idée de la forme se détend, et ce sont elles, les formes, qui me saisissent comme deux énormes mains, supports dans lesquels mon corps peut s’adonner à la gravité, se relâcher, nager en quelque sorte.

Je me rends compte alors que j’improvise, par vague, de manière discontinue : Swimming in Gravity.

Avril 2019

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