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Tu t’en rends compte au bout de 5 min de conversation, tu vérifies si la porte est bien ouverte sur la rue, que tu entends bien des voix dehors et que oui il y a des gens autour. Tu sais. Et tu ne sais pas où tu as appris ça mais toutes tes cellules savent, elles savent par coeur, transmis de génération en génération, sans aucun mot aucune parole. Elles savent et rien ne transparaît.

Le type en face de toi, tu ne le connais pas, il est venu poser un fromage de brebis pour ta copine, tu es à la campagne, dans un village, elle est sortie, c’est sa maison à elle. Tu n’es pas chez toi, lui il la connaît, toi tu es arrivée par le train d’hier.

Faire bonne figure, ne pas être désagréable, maintenir certaines convenances.

Tu proposes la solution rapide, elle n’est pas là mais tu peux payer le fromage et donc il partira. Mais oui, mais ici c’est conviviale, alors il demande un café, oui bien sûr, un café, il est presque 15h, mais oui, ou un thé ? ça ira un thé ? oui ça ira.

Attention attention attention clignote dans ton cerveau, une fulgurance jaillit : «tu ne dois pas laisser ses imaginaires prendre le dessus et envahir tout l’espace», tu sens que chaque micro geste que tu fais, chaque micro variation d’intonations de ta voix est sur-interprétées, transformées, sexualisées. Un «tu ne dois pas le laisser penser que tu es à son service» traverse ton esprit. Ah non, non, vraiment je ne sais pas du tout faire le thé, je te laisse faire.

Le regard monte et descend, glisse sur ton corps comme des tentacules, là encore tu fais semblant de ne rien voir ni les regards appuyés, ni les sourires en coin, avec tac tu enlèves tous les flous, tu évites subtilement les contacts, tu mets à distance mine de rien. Subtilement, mine de rien, avec tac parce que ça aussi tu le sais, tu le sais depuis toujours, depuis toujours comme toutes, tu le sais de génération en génération depuis que l’un d’eux a cessé de te regarder comme une fillette, depuis ce jour de tes 11 ou 12 ans peut-être, toutes tes cellules ont appris d’un coup, elles ont appris ce que toutes savent, de génération en génération; une mémoire ancestrale sans mot sans parole transmise en une fraction de seconde par le seul regard d’un homme.

Tu sais qu’il faut du tac, tu sais qu’il ne faut pas froisser, tu sais tout ça, tu sais que ça ne se fait pas, tu sais que sinon ça se paye, tu sais, il faut rester polie et tu maudis ce putain de combi-short de merde, tu l’écoutes, tu l’écoutes sagement et tu te demandes s’il pourrait user de la violence, tu essaie de jauger ça, tu écoutes, tu parles, tu jauges.

Intérieurement tu cries, tu te hurles dessus en cherchant dans les tiroirs de tes neurones : Comment on sait ça ? Comment on arrive à savoir qu’une personne va user de violence ? C’est quoi les indices ? La mémoire ancestrale transmise en une fraction de seconde ne t’a pas appris ça, non, ça tu ne sais pas, tu ne sais rien, tu ne sais pas si tu pourrais avoir le dessus …. la mémoire ancestrale t’as juste appris à avoir peur, la mémoire ancestrale t’a appris que tu peux à tout moment être une proie, et que rien ne dépend de toi. La seule chose que tu peux faire c’est rester discrète, ne pas provoquer, ne pas déclencher les choses, ne pas provoquer de violence. Tu ne sais pas où sont rangés les couteaux, discrètement tu cherches dans la pièce ce qui pourrait servir d’arme pour te défendre.

La conversation oscille entre le fromage, la musique, son jardin, le tout ponctué d’allusions plus ou moins appuyées, tu fais attention que ton corps ne soit pas lascif, ne soit pas une invitation. Tu as, jusqu’à présent, évité tous les contacts, il t’en a pourtant arraché deux qui ont duré une demi-secondes, tellement tu es en alerte, tellement c’est non, tellement ce n’est pas possible. Les corps sont maintenant stabilisés, devant une tasse de thé, à distance, tu n’es plus accessible, il ne pourra plus te frôler, il ne pourra même plus essayer.

Tu réponds aux questions, tu en éludes aussi, avec délicatesse, tu traques chaque zones grises, non tu ne veux pas qu’il viennent avec toi à l’étage, non tu n’es pas disponible. Tu traques où se posent ses yeux, tu maintiens une posture, une distance, tu jongles entre rester aimable et réussir à le faire dégager. Tu laisses les silences inconfortables exprès, tu te dis que l’inconfort ça le fera partir. Tu sais très bien que dans cette conversation, il ne s’agit absolument pas de toi. Il ne s’agit pas de toi car à ce moment exact tu n’es pas une personne, la conversation n’est là que pour qu’il ait accès à ton corps.

Il parle de liberté des corps, d’amour libre tu sais très bien que dans cette bouche liberté veut dire «son bon plaisir» pas liberté. Tu sais que sa mémoire ancestrale à lui, elle lui a appris que c’est quand il veut, comme il veut, que tout est basé sur son bon vouloir, sa mémoire ancestrale à lui, lui a appris qu’il peut se servir à volonté quand bon lui semble, qu’il a le droit, qu’il a tous les droits. Et il a appris les mots pour qualifier ton refus : frustrée, mal baisée, coincée. Il ne le dit pas directement, juste quelques allusions appuyées. Il en appelle à la liberté, au rock en roll et tout le fatras, il appuie, il appuie pour faire plier ton refus. Et il appelle cela la virilité. La liberté des corps vs coincée/mal baisée/ frustrée est en réalité le combat de son bon plaisir vs ton intégrité. Et il appelle cela la virilité.

Il ira jusqu’à marchander, ben oui, puisque tu n’es pas vraiment une personne, il peut négocier, alors il marchande. Là encore tu ne relèves pas, surtout aucun point d’accroche, aucun point d’achoppement, laisse glisser, laisse glisser, laisse glisser.

Tu guettes le moment où ça va retomber un peu, où il pourrait s’endormir un peu, s’ennuyer, abandonner, commencer à renoncer à son idée. Et là tu lances un : je dois travailler qui inclut clairement un «tu dois partir». Tu sens son corps qui se tend, qui se rétracte, tu as de nouveau peur, il se lève, reprend du thé pour bien te signifier que c’est quand il veut comme il veut. Tu ne relèves pas, tu acceptes, tu attends qu’il finisse son thé, temps qu’il prend avec ampleur, une ampleur qui te parait interminable, tu réalises que tes jambes se sont recroquevillées sous toi que tout ton corps essaie de disparaître dans ce fauteuil. Et tu attends, tu le laisses parler, dans ta tête les mots «dégages mais dégages» hurlent muettement, et tu aimerais qu’ils soient des sortilèges.

Enfin, enfin il se lève pour partir, tu relâches la garde, il s’approche pour faire une bise, toutes tes cellules hurlent non, pas de contact, pas de bises , ne me touches pas. Ton cerveau n’écoute pas, pour ton cerveau c’est la fin, il va partir, il n’y a plus de danger, il ne faut pas raviver les choses. Tout son corps te parait gluant, dégoulinant, poisseux . Le visage avance et avant qu’il ne touche la peau de ta joue, tu sens ses mains qui touchent tes seins pendant que sa voix si proche de ton oreille confirme la sensation immonde dans un «est-ce que je peux te toucher les seins ?» qui te donne la nausée. Et dans ce décalage entre l’action et la demande se trouve tout le mépris qu’il a de toi, qu’il a de toutes les femmes et tout le dégoût que tu as pour lui.

La claque part, immédiatement, ta main est portée par toutes celles qui savent, toutes sont en toi, tu sens leur puissance, leur violence, la violence logée dans la mémoire ancestrale, toutes, au travers de ta main, voudraient lui arracher la peau, les yeux, déchirer la bouche, broyer les mains et le mépris, toutes aux travers de ta main veulent redonner une intégrité au corps.

Le mot respect sort de ta bouche et claque l’espace tout entier tellement ta voix est forte, ses yeux à lui ont un éclat bovin et tu comprends à ce moment précis qu’il ne saisit rien de la situation. Pour lui, il n’a rien fait, il n’y a rien, dans ce rien de son cerveau il n’y a aucune place pour poser le mot respect à côté du mot femme.

Aucune place, et tu sais qu’il n’y en a jamais eu et probablement il n’y en aura jamais.

Voilà ça a duré exactement 41 min

41 min entre l’action de lui qui entre dans la maison et celle de toi qui te jette sur la porte pour la fermer à double tour, frénétiquement.

41 minutes de stress pour toi et 41 min d’amusement et de bon plaisir pour lui.

41 minutes et maintenant les larmes coulent, tentent de laver l’insulte, de réparer l’intégrité.

La rage vient redoubler les larmes, et tu sanglotes comme une gamine devant une injustice, tu sais que pour lui ce n’est rien, tu sais que quand il le racontera tu seras alors l’hystérique qui fait des histoires pour rien, tu connais ça par cœur, «les faut pas exagérer» les «elle va pas mourrir» les «quand même, elle en fait des histoires» les « ah la la mais c’est rien» les «si on ne peut plus draguer».

Les larmes coulent, coulent et tu sais c’est que c’est en vain et tu te demandes si tout ça finira un jour, tu sais que la moitié de ses potes lui donneront raison, il aura le bénéfice du doute, il aura même tout le soutien de certain·es, tu sais aussi que d’autres penseront que tu es une salope, ta version sera mise en doute, ta vision sera niée, écrasée , minimisée. Et t’en rage, t’en rage car aucune femme ne t’a jamais «dragué» comme ça, en touchant sans demander. Non l’irrespect c’est l’expression du désir masculin, de la virilité mal dégrossie et toute pourrie. La prise de pouvoir sur un corps c’est l’expression du désir masculin, aucune femme ne t’a jamais fait ça. Pour beaucoup d’hommes ce n’est pas un problème, c’est normal, l’abus de pouvoir est rendu invisible, l’agression est effacée.

Tu sais et ça te fait pleurer, tu sais qu’instinctivement toutes les femmes et certains hommes éclairés seront horrifié·es et te soutiendront inconditionnellement car elles, elles ont reçu cette mémoire ancestrale transmise en une fraction de seconde et eux, ils ont refusé de faire partie de la barbarie appelée virilité, eux aussi, ils savent maintenant que tous les corps sont sacrés. Et tu voudrais tellement que ces mots soient un mantra. «Tous les corps sont sacrés». Tu voudrais que ce mantra soit une formule magique qui pulvérise toutes les mémoires ancestrales, les féminines et les masculines. «Tous les corps sont sacrés». Tu voudrais que ce mantra détruisent tout, tous les abus de pouvoir des corps masculins sur les corps féminins, toutes les violences, tous les mépris, toutes les sales blagues, toutes les sales pattes. «Tous les corps sont sacrés». Tu voudrais enfin que ce mantra dessine un monde où tu n’aurais plus jamais peur parce que tu es une femme, ni le soir quand tu rentres seule, ni dans aucun lieu, ni en aucune circonstance, plus jamais, ni toi ni aucune autre, plus jamais, tu voudrais ne plus jamais te sentir à la merci d’un homme, plus jamais.

stéphanie auberville – Septembre 2020

Publié dans Chronique Féministe, Janvier-Juin 2021

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